Gravitation urbaine
Les grandes métropoles de demain seront celles qui sauront se décentraliser et offrir les systèmes de transport en commun les plus efficients.
Ci-dessus, un modèle 3D de Downtown Houston, le Central Business District (CBD) de la ville texane, basé sur des données de 2022. C’est dans ce petit espace de 4.8 km², à peine 0.29% de la surface émergée de Bayou City, que se concentrent l’essentiel de ses gratte-ciels et ce sont, vous l’avez sans doute deviné, essentiellement des immeubles de bureaux1. C’est le schéma classique des grandes métropoles américaines : un CBD dense, généralement situé là où se trouvait la ville originelle, autour duquel rayonnent des zones plutôt résidentielles et beaucoup moins denses. Si j’ai choisi l’exemple de Houston c’est parce que c’est la plus grande qui se soit développée sans zonage. C’est-à-dire que cette organisation spatiale ne résulte pas d’un plan centralisé mais d’un phénomène de marché : c’est un ordre spontané.
La logique qui est à l’œuvre ici est intimement lié à la fonction essentielle de la ville : être un grand marché et, notamment, un grand marché de l’emploi. Toute entreprise dont la productivité dépend de sa capacité à mobiliser une main d’œuvre hautement qualifiée et spécialisée a matériellement intérêt à rendre ses bureaux aussi accessibles que possible. Or, par construction2, le point de la ville qui minimise la distance moyenne à parcourir pour s’y rendre, c’est le centre. C’est pour cette raison que les entreprises sont prêtes à payer très cher pour y créer de la surface de bureaux, notamment à la verticale. D’où le modèle de la ville monocentrique, celui de la ville du deuxième âge.
Sauf que ce modèle de ville monocentrique a une limite qui tient en partie aux limites de ce qu’il possible de faire en matière de densité du bâti3 mais surtout à la saturation de son système de mobilité interne. Concrètement, la vie d’un CBD c’est un flux considérable de navetteurs qui convergent vers un même point aux heures de pointe du matin puis, en fin de journée, se dispersent depuis ce même point et à peu près au même moment pour rejoindre leur domicile.
Cette limite est d’autant plus vite rencontrée dans des villes qui, comme Houston et la plupart des grandes agglomérations américaines, ont basé l’essentiel de leur système de mobilité interne sur l’usage presqu’exclusif de la voiture : au-delà des externalités négatives dont tout le monde parle (pollution, gaz à effet de serre, coût, accidentalité etc.), la voiture a aussi la particularité de prendre énormément de place et donc, de saturer très vite les infrastructures qui lui sont dédiées (la voirie, bien sûr, mais aussi les espaces de stationnement). Le résultat, vous ne le connaissez que trop bien : des embouteillages chroniques aux heures de pointe et donc, des temps de parcours qui explosent. Or justement : la notion de centralité dans l’espace urbain n’est pas une affaire de distance mais une question de temps. C’est sans doute, avec le problème de l’espace occupé par les parkings, ce qui fait que Downtown Houston n’offre finalement pas une densité d’emploi particulièrement élevée (de l’ordre de 31’000 emplois au km²) et n’accueille désormais plus qu’environ 4.4% des emplois de la métropole — le reste étant dispersé de façon relativement diffuse un peu partout.
L’alternative, évidemment, c’est une mobilité interne qui fait la part belle aux transports en commun ; lesquels occupent moins d’espace mais peuvent offrir des capacités très largement supérieures aux plus larges des autoroutes urbaines. Le quartier de La Défense, ci-dessous en 1961, c’est-à-dire dans toutes premières années4, est à ce titre un exemple particulièrement intéressant.
L’idée de La Défense, novatrice pour l’époque, c’était de créer un nouveau quartier d’affaires ex-nihilo pour soulager le quartier central des affaires de Paris sans pour autant revenir sur sa nature haussmannienne. Évidemment, le problème des conditions d’accès s’est immédiatement posé : personne n’ayant jugé utile de prévoir un système de transport en commun digne de ce nom, ce centre alternatif a généré un trafic routier considérable et donc — même causes mêmes effets —, des temps de trajet de plus en plus longs.
Ce n’est qu’à partir de l’ouverture du premier tronçon du RER A (Étoile — La Défense) en 1970, puis de son extension à l’Ouest comme à l’Est, que La Défense a vraiment commencer à se développer. Disposant désormais d’un moyen de transport rapide, peu onéreux et extraordinairement capacitaire5, un nombre considérable d’habitants de l’Ouest du Grand Paris on pu accéder à ce qui est devenu un nouveau centre de gravité économique : on parle d’environ 180'000 emplois sur 1.6 km² et donc, d’une densité spectaculaire de — tenez-vous bien — 112’500 emplois au km². D’où l’exceptionnelle prospérité des habitants des Hauts-de-Seine qui gagnent désormais mieux leur vie que les Parisiens6.
Bref, grâce au RER A, la zone urbaine de Paris a pu s’offrir un deuxième centre de gravité, exemple que Londres suivra plus tard avec le développement de Canary Wharf. Mais ce que l’exemple parisien a de doublement fascinant, c’est que ça ne s’est pas arrêté là : en avril 1992, le prolongement de la ligne 1 du métro jusqu’à La Défense a eu une conséquence intéressante par la carte de densité d’emploi ci-dessous7. Lecture : plus le vert est foncé, plus y il a d’emplois au km² ; le vert le plus foncé correspondant à plus de 50'000 emplois/km².
Souvenez-vous, on en a déjà parlé ici : le propre du métro parisien c’est qu’il est très (et sans doute même trop) dense ce qui, pour la ligne 1, se traduit par des interstations d’à peine 688 mètres en moyenne. Or, voilà qu’on créé un système de transport performant qui relie les deux centres de gravité de la zone urbaine parisienne en passant, ça n’est pas neutre, par une commune (Neuilly-sur-Seine) disposant de ses propres règles d’urbanisme. À quoi devrions-nous nous attendre ? Eh bien à ce que vous avez sous les yeux : une sorte de dorsale d’emplois qui suit la ligne du métro. Et donc, encore une fois, un système de transport rapide et capacitaire créé de la centralité (ici, toutes les stations) et cette centralité, à moins que les règles d’urbanisme ne l’interdisent, attire irrémédiablement les entreprises.
Celles et ceux qui parcourent régulièrement cette grande dorsale me feront observer que le duo ligne 1 / RER A arrive à saturation : on est régulièrement à plus de 4 personnes debout par m² et c’est un vrai sujet. Comme ce n’est pas l’objet de cet article, je ne m’étendrai pas outre mesure sur ce problème de concentration des flux et de capacité ; juste le temps de noter que c’est assez précisément ce que le projet Grand Paris Express et en particulier le nœud Saint-Denis-Pleyel devrait permettre de résoudre, au moins pour un temps.
L’idée centrale qu’il faut retenir c’est que la centralité génère spontanément de la densité d’emploi et que, dans nos grandes villes modernes, l’une et l’autre sont des résultantes directes du système de transport dominant. Une des grandes vertus d’un système de transport en commun efficient (rapide mais aussi fiable, disponible, confortable etc.), c’est qu’il créé de la densité d’emploi autour de certaines stations et incite donc les habitants à se loger à proximité d’autres stations. Le résultat, ce sont des espaces urbains extrêmement riches en emplois dans lesquels on se déplace très vite et donc, des villes hyperproductives.
Les deux plus hautes tours de Downtown Houston, mais aussi de Houston, sont celles de JPMorgan Chase (305 m) et de Wells Fargo (302 m).
Ça n’a rien de magique, c’est tout simplement comme ça que la ville s’est développée : plus la densité du centre a augmenté, plus les habitants se sont éloignés à la recherche de mètres carrés plus accessibles tout en veillant à ne pas trop s’éloigner du CBD parce que c’est là qu’ils doivent se rendre tous les jours pour travailler.
Pourvu que la règlementation vous le permette, l’espace de bureau est significativement plus dense que l’espace résidentiel parce que vous avez besoin de moins de m² de plancher pour travailler que pour vivre mais aussi parce que les immeubles de bureaux peuvent avoir une emprise au sol plus importante (notamment pour des questions d’éclairage naturel et de vis-à-vis).
La tour en construction au premier plan c’est la tour Esso, une des premières entreprise à s’installer à La Défense. Avec seulement 11 étages et 30’000 m² de bureau, elle a finalement été détruite en 1993 pour laisser la place aux tours jumelles de Cœur Défense (40 étages et 350’000 m²).
Juste pour vous donner une idée : le tronçon central du RER A (entre Nanterre-Préfecture et Vincennes) à lui seul, est capable de débiter un train toutes les 2 minutes et demi avec des rames MI 09 d’une capacité unitaire de 1'305 passagers (à raison de 4 personnes debout au m² : dans les faits, il arrive que ce soit significativement plus) soit 31'320 passagers par heure et par sens — l’équivalent de presque 50 TGV Duplex en aménagement « Ouigo ».
Dans le secteur privé et en 2021, les Parisiens gagnaient 3'600 euros nets par mois (pour un temps plein) — soit 42.6% de mieux que la moyenne nationale de 2’524 euros — mais leurs voisins des Hauts-de-Seine faisaient encore mieux avec 3'990 euros (+58.1%). Les Yvelines, notamment l’Est (Versailles, Saint-Germain-en-Laye…), bénéficient aussi de cet effet avec un salaire moyen de 3’060 euros (+21.2%).
C’est une carte publiée par l’Apur. Le découpage spatial correspond à des IRIS (i.e. Ilots Regroupés pour l'Information Statistique).