La densité de Manhattan
Même dans la capitale des gratte-ciels, ce n’est pas tellement la hauteur qui créé de la densité.
Située tout au Nord de Midtown Manhattan, à deux pas du parc éponyme, la Central Park Tower (ci-dessus) passe pour être la tour à usage principalement résidentiel la plus haute du monde. On parle d’un monstre de 472.4 mètres de haut qui offrirait selon ses promoteurs 119'409 m² de surface de plancher dont 64'586 m² (54%) de logements ; le reste étant réservé à des locaux d’activité (notamment le magasin Nordstrom). En retenant une consommation moyenne de 30 m² par personne (c’est à peu près le standard parisien), la Central Park Tower devrait donc pouvoir loger 2'153 newyorkais et, comme il se trouve qu’elle est construite sur un lot de 5'190 m² (Block 1029, Lot 7502), ça nous donnerait une densité absolument démentielle de l’ordre de 414'860 habitants au km².
Ça n’est évidemment pas le cas et ça n’est pas du tout représentatif de la réalité de Manhattan.
La surface émergée de Manhattan c’est 59.1 km². Là-dessus et aussi surprenant que ça puisse vous sembler, l’emprise au sol des lots (ou parcelles) entièrement ou partiellement dédiées à l’habitation, c’est à peine 18 km² (30.5% du total). Le reste, c’est la voirie, les parcs publics, les jardins privés, les autres bâtiments (purement commerciaux, publics, religieux…), les parkings à ciel ouvert et même près de 3.7 km² de terrains non-affectés. Sur ces 18 km², on compte 96.3 km² de plancher dont 83.1 km² de pur résidentiel et 13.1 km² d’autre chose (principalement des commerces et des bureaux).
Ça nous fait donc un coefficient d'occupation des sols (COS) — en anglais : floor area ratio (FAR) — d’environ 5.3 ; c’est-à-dire que l’immeuble moyen est constitué d’un rez-de-chaussée et de 4 à 5 étages (existe aussi avec un étage de plus, le rez-de-chaussée étant réservé à un usage commercial). Autrement dit, Manhattan ressemble plus à Soho ou à East Village qu’à Midtown Manhattan. Ce qui, par ailleurs, n’empêche pas le quartier le plus dense de la ville la plus dense des États-Unis d’accueillir ses 1'694'250 habitants (chiffre de 2020) : ça nous donne une densité de 28'668 habitants au km² (c’est nettement plus qu’à Paris, même hors bois) et un peu plus de 49 m² par habitant (ce qui est aussi significativement supérieur au standard parisien).
Ce qui nous invite à une petite réflexion sur la densité en général et le rôle des grandes tours en particulier.
Les deux lots ci-dessus mesurent 9 unités² et affichent tous les deux un COS de 8/9. La différence entre les deux, c’est que le modèle de la Fig. 1 maximise le coefficient d’emprise au sol (CES) — en anglais : building coverage ratio (BCR) — c’est-à-dire l’emprise au sol du bâti rapporté à la surface totale du lot (ici 8/9) tandis que celui de la Fig. 2 multiplie les étages (ici 8) sur un CES de seulement 1/9.
Le modèle de la Fig. 1, c’est bien sûr celui du bâti haussmannien qui consiste à construire des immeubles de taille modérée en maximisant le CES ; les cours intérieures permettant à celles et ceux qui vivent au centre du lot d’avoir un minimum de lumière naturelle et d’aérer leur logement. Il se trouve que c’est aussi comme ça que sont conçus la plupart des immeubles résidentiels de Manhattan : les lots s’organisent simplement autour de blocs rectangulaires, les cours intérieures sont tout en longueur et le style est moins homogène que le bâti parisien mais ça reste globalement la même logique.
Avec la Fig. 2, en revanche, on se rapproche de Midtown Manhattan. En réalité, telle que je l’ai dessinée, elle est plus proche d’horreurs urbanistiques comme le fameux plan Voisin de Le Corbusier (ci-dessous) ; le bâti résidentiel typique de Midtown Manhattan c’est plutôt une fusion de la Fig. 1 et de la Fig. 2 : la première étant utilisée pour des locaux commerciaux et la seconde (la tour) servant d’espace de logement. C’est typiquement le cas de la Central Park Tower.
Il va de soi que l’existence d’immeubles de grande taille contribue à densifier Manhattan mais on prête souvent aux grandes tours des vertus exagérées pour au moins trois raisons.
La première, c’est le coût. Schématiquement et avec des données récentes des chantiers de Manhattan : dans une tour de 20 étages, chaque pied carré vous coûtera 400 dollars à la construction (environ 4’000 euros/m²) mais dans une tour de 100 étages, vous devrez compter 1'000 dollars (environ 10’000 euros/m²). Sur la base des chiffres qui circulent, Central Park Tower aurait coûté quelque chose comme 3 milliards de dollars (et donc plus cher que ce que suggèrent les données moyennes du marché : c’est sans doute dû au caractère exceptionnel de cette tour). Bref, construire très haut coûte affreusement cher et ça n’a de sens que si vous avez des acheteurs prêts à débourser le coût de la hauteur en plus de leur quote-part du foncier. Et justement, les très grandes tours résidentielles de Manhattan sont typiquement des produits de luxe : dans la Central Park Tower, les plus petits appartements disponibles (2 chambres mais 176 m² tout de même !) sont affichés à la vente pour pas moins de 6.5 millions de dollars.
Ce qui nous amène à la deuxième limite des grandes tours : s’agissant de produits de luxe, les COS spectaculaires qu’elles offrent tendent à multiplier les m² par habitant plutôt que les habitants par m². Le « petit » appartement donné en exemple ci-dessus est sans doute pensé pour accueillir un couple avec un enfant ce qui nous donne pratiquement 59 m² par personne — 10 de plus que la moyenne de Manhattan — et je vous passe les « Simplex Residence » des étages 110 à 125 : on est à 657 m² (un étage entier) pour 6 personnes ! À ça se rajoutent d’autres aspects techniques liés, notamment, à la mobilité verticale : plus vous construisez haut, plus vous avez besoin d’espace pour loger vos escaliers et surtout vos ascenseurs — dans Central Park Tower, par exemple, on en compte 11 (bien sûr, plus vous montez moins il en a) — ce qui contraste défavorablement avec la sobriété du bâti haussmannien. Bref, les grandes tours offrent beaucoup de plancher mais ne logent pas nécessairement autant d’habitants que ce qu’on pourrait croire.
Enfin, s’agissant de tours destinées à un usage résidentiel, il y a une limite à la surface de plancher que vous pouvez loger à chaque étage. Avec un plan carré, par exemple, je doute qu’il soit possible d’aller bien au-delà de 900 m² (soit 30 m de côté) pour la simple est bonne raison que le centre de votre étage est à 15 mètres de fenêtres les plus proches (raison pour laquelle c’est typiquement là qu’on fait passer la mobilité verticale et la tuyauterie). Pour des immeubles de bureaux organisés en open space, on peut aller plus loin mais pour des appartements, de luxe de surcroît, c’est une limite importante. Une solution, bien sûr, consiste à construire des barres plutôt que des tours mais ça revient à déporter ce problème de luminosité sur les habitants des immeubles qui se trouvent dans votre ombre — c’est faisable en zone périurbaine, beaucoup moins en plein centre-ville — et je n’évoquerai même pas les problèmes de vis-à-vis.
Bref, la densité de Manhattan ne se joue finalement pas tellement dans la verticalité (sauf pour les immeubles de bureaux) mais résulte plutôt d’un bâti qui maximise d’abord le CES (comme à Paris) et qu’on a laissé ponctuellement pousser en hauteur lorsque la demande le justifiait. D’une façon générale et même si c’est moins vrai aujourd’hui, la surface de plancher à New-York comme son allocation résultent d’un processus de marché relativement libre qui a permis à la densité de s’adapter lot par lot et de façon itérative. Avant la Central Park Tower, il y avait autre chose sur le lot 7502 du bloc 1029 de Manhattan : initialement, c’était le siège d’une société spécialisée dans les pneus mais l’ancien bâtiment (le « Goodrich Building ») n’a cessé d’être remanié et de changer d’usage au grès des circonstances et des besoins (c’était un supermarché dans les années 1990). Il se trouve simplement que des promoteurs ont jugé qu’il existait désormais un marché pour des appartements de luxe situés à plus de 400 mètres au-dessus du plancher des vaches et offrant une vue imprenable sur Central Park. La suite nous dira s’ils avaient raison.