Là où les champs arrêtent la ville
Si vous tenez absolument à lutter contre l’étalement urbain et la perte de terres agricoles, faites-le au moins de façon intelligente.
Nos élus, notamment nos élus locaux, ont déclaré la guerre à deux grands maux présumés de notre temps que sont l’étalement urbain et, en particulier, quand ce dernier se fait aux dépens des terres agricoles. Comme souvent, c’est un sujet qui ne fait même plus débat et c’est un tort — essayons donc de poser quelques bases rationnelles là-dessus.
La demande pour des mètres carrés habitables est évidemment un phénomène très complexe qui dépend de nos goûts personnels, de nos contraintes (travail, école des enfants…) et bien sûr de nos moyens. D’une façon générale, tout projet de développement immobilier1 dépend de l’existence d’une demande solvable pour ce projet en particulier. Dans le cas de la Central Park Tower, ses promoteurs ont supposé (à juste titre semble-t-il) qu’il existait une clientèle fortunée prête à débourser des millions de dollars pour s’offrir de grandes quantités de cette denrée rare qu’est le mètre carré à Manhattan. La construction d’un nouveau lotissement en périphérie de Beaune (photo) répond à la même logique : le promoteur immobilier estime (i) ce que va lui coûter cette opération et (ii) ce que les clients potentiels sont prêts à payer. Si l’écart entre les deux lui permet de réaliser une marge il se lance, sinon il n’y aura tout simplement pas d’offre.
Une façon très simple de modéliser la demande dans un cas général, consiste à utiliser ce que j’ai appelé le gradient d’attractivité2 dans une ville monocentrique. Résumons ça rapidement : d’abord, comme spécifié ci-dessus, on suppose que la ville est monocentrique — c’est-à-dire que les emplois (mais aussi les établissements scolaires, les commerces etc.) sont majoritairement situés dans un centre unique, typiquement le cœur historique de la ville. Dans les grandes métropoles, c’est de moins en moins vrai mais dans le cas d’une petite commune comme Beaune, c’est tout à fait crédible. Ensuite, on cherche à expliquer les variations de densité et donc de prix de l’immobilier en fonction d’un seul et unique facteur : la distance au centre ou, pour être plus juste, le temps de trajet nécessaire pour rejoindre le centre. L’idée, ici, c’est de considérer que les goûts et les moyens des uns et des autres forment une espèce de moyenne tandis que nous avons tous, ou presque tous, en commun le besoin de nous rendre au centre régulièrement — typiquement pour y exercer une activité professionnelle. La prédiction centrale du modèle, c’est que la densité et les prix de l’immobilier décroissent de façon exponentielle à mesure qu’on s’éloigne du centre. Graphiquement et en 3D, ça ressemble à quelque chose comme ça :
Autrement dit : les habitants de la ville arbitrent entre, d’une part, vivre proche du centre pour minimiser leur temps de trajet mais au prix d’un coût du logement plus élevé et, d’autre part, s’éloigner pour trouver des mètres carrés moins chers mais au prix d’un budget transport plus important et de trajets plus longs. Il se trouve que, partout où il a été testé et malgré sa simplicité, ce modèle décrit très bien ce qu’on observe ou, à défaut, permet de mettre en évidence des spécificités locales et de quantifier leurs effets. Dans le cas qui nous concerne, c’est-à-dire des terres agricoles situées immédiatement au-delà de la zone déjà urbanisée, ça signifie que ce sont les moins demandées et donc, en principe, les moins chères.
Ce qui nous amène à l’offre. Ici, nous avons deux acteurs : l’agriculteur qui possède actuellement ce terrain et le promoteur immobilier qui étudie l’opportunité de le racheter pour le convertir en logements. Du point de vue de l’agriculteur, si on met de côté un éventuel attachement sentimental, ces terres sont un outil de production dont la valeur dépend de ce qu’il espère qu’elles lui rapporteront à l’avenir. Bref, même si ça n’est toujours formalisé de cette façon, c’est un calcul d’actualisation de flux de revenus futurs : une terre très fertile sur laquelle vous pouvez cultiver des choses qui se vendent avec une belle marge vaudra toujours plus cher qu’un champ de cailloux mal irrigué sur lequel ne poussent que légumes dont personne ne veut. Bref, l’agriculteur a un prix en tête : en-deçà, il a tout intérêt à continuer à cultiver son champ ; au-delà, son intérêt personnel le pousse à vendre3 (pour, éventuellement, racheter un terrain plus loin et reprendre son activité après avoir empoché une belle plus-value.)
Évidemment, le prix de vente de l’agriculteur est très en deçà de ce que paieront les futurs éventuels acheteurs de notre hypothétique lotissement. Il se trouve simplement que convertir des terres agricoles en zone résidentielle a un coût non-négligeable (la voirie, les canalisations, les bâtiments eux-mêmes etc.) et que le promoteur qui se lance dans cette opération ne travaille pas plus gratuitement que vous : il espère bien en tirer un bénéfice. Pour la suite, et même si ça n’est pas tout à fait juste, je vais traiter l’intermédiation des promoteurs comme un coût frictionnel à peu près fixe, un impondérable qui permet de convertir des terres agricoles en terres urbaines (sachant que c’est un peu moins vrai dans l’autre sens).
De là, l’étalement urbain et le grignotage des terres agricoles se résume à une question très simple : quel est l’usage le plus productif que l’on puisse faire d’un terrain ? On a d’un côté l’usage agricole qui dépend de la productivité locale de ce type d’activités et de l’autre l’usage urbain qui, à gradient constant, dépend de la productivité du centre-ville (bureaux, commerces etc.). Il se trouve que Beaune est, à ce titre, un cas d’école très intéressant — que j’ai, je l’avoue, emprunté à Alain Bertaud. Ci-dessous, une vue aérienne centrée sur le centre historique — ce qui se trouvait autrefois intramuros — qui est matérialisé par un premier cercle blanc puis, autour et délimité par un deuxième cercle blanc, une zone qui correspond à peu près à ce qu’il est possible d’atteindre en marchant depuis le centre en une quarantaine de minutes.
Ce qui est frappant, sur cette photo, c’est l’asymétrie entre l’est et l’ouest. Si vous partez à pieds de la basilique Notre-Dame vers l’est vous mettrez une bonne demi-heure avant de croiser un champs mais si vos pas vous portent vers l’ouest, vous foulerez des terres agricoles en une grosse dizaine de minutes. Pourquoi ? Eh bien simplement parce que ces champs sont essentiellement des vignobles et que, contrairement à celui qui pousse à l’est, le raison de l’ouest finit dans des bouteilles étiquetées « premier cru ». Très clairement : l’hectare de vigne à l’ouest de Beaune se négocie parfois plusieurs millions d’euros4 ; vignerons et promoteurs immobiliers sont tous d’accord pour dire qu’on n’a rien de plus productif à faire de ces terrains que d’y faire pousser de la vigne.
C’est-à-dire que lutter par principe contre l’étalement urbain et le grignotage des terres agricoles est économiquement inepte et revient, en général, à gaspiller une ressource rare. Une exploitation agricole n’a pas vocation à occuper les citadins en mal de verdure ou désireux de préserver je ne sais quelle tradition ancestrale : c’est avant tout une entreprise dirigée par un agriculteur qui sait bien mieux que vous ce que vaut son terrain. Symétriquement, et que ça vous plaise ou pas, nos civilisations s’urbanisent parce que dans un monde dominé par l’industrie des services, c’est en ville que la croissance se créé. Dans toutes les agglomérations du monde, il existe une zone périphérique dans laquelle ces deux prix tendent à s’équilibrer : si la valeur des terres agricoles, aux coûts de conversion près, est inférieure à celle que les citadins sont prêt à payer, la ville s’étendra et c’est une excellente chose.
Reste que l’étalement urbain diffus, celui que nous devons à l’usage prédominant de la voiture individuelle, pose effectivement un problème5. La bonne nouvelle c’est que nous savons très précisément comment l’adresser : il suffit de revenir à ce qui, dès le départ et avant que des planificateurs ne s’en mêlent, a provoqué l’étalement urbain : une mobilité qui se structure autour de services de transport en commun performants — ce qui implique, pour commencer, de cesser de subventionner la mobilité en général pour la réintégrer dans une logique économique d’ensemble et d’accepter enfin que les centres attractifs se densifient.
Ceci n’est bien sûr vrai que pour les projets privés dans lesquels le promoteur cherche à réaliser un profit.
On trouve cette équation un peu partout avec des noms différents. Alain Bertaud, par exemple, l’appelle Standard Urban Economics Model mais des auteurs qui cherchent à modéliser des distances d’approche de stations de transport en commun utilisent évidemment d’autres noms.
Si cette idée vous choque, imaginez la situation d’un agriculteur en fin de carrière et sans héritier : que devrait-il faire de son exploitation ? La revendre une bouchée de pain à un agriculteur plus jeune ou souscrire à l’offre du promoteur qui lui en offre bien plus ?
Notamment le raisin blanc pour des raisons que votre serviteur ignore totalement.
Et les planificateurs feraient bien, à ce propos, de se faire discrets pour des raisons sur lesquelles je revendrai en détail une autre fois.