Blocks of New York
Si on ne devait retenir qu’une chose de l’histoire de la Grosse Pomme, c’est qu’un marché qui ne peut pas s’ajuster par les quantités s’ajuste par les prix.
En 1811, alors que les États-Unis d’Amérique fêtaient leur 35e printemps, New York n’occupait que le sud de l’île de Manhattan1 mais c’était déjà une ville prospère qui attirait comme un aimant une quantité invraisemblable de migrants : de 1800 à 1810, pour vous donner une idée, la population de l’île avait fait un bond de plus de 59% pour s’établir à quelques 96'373 âmes. Jusque-là, la future Big Apple s’était développée de façon organique — c’est-à-dire au grès des circonstance — mais le conseil communal en est arrivé à la conclusion qu’il était largement temps de structurer le plan des rues et donc, en négatif, celui des blocs2 existants ou à venir. La suite prouvera qu’ils ont bien fait.
À ce stade, deux choses sont absolument remarquables. Primo, sans doute parce que le temps presse, les Commissaires ont fait simple : comme il se trouve que l’île de Manhattan est orientée nord-sud avec une rotation horaire d’environ 29°, ils en ont conclu logiquement que les principaux axes de circulations3 — là où se développeraient vraisemblablement les commerces —devraient suivre cette direction (les actuelles Avenues) et donc, par symétrie, que les rues (Streets) où habitent les newyorkais devraient être orthogonales à ces axes principaux4. Bien que désormais indépendants de la couronne, ils n’en demeuraient pas moins profondément imprégnés de culture britannique ; ils ont donc pensé des îlots qui ne sont pas sans rappeler les terraced houses (a.k.a. row houses ou town houses) anglaises.
D’où la Fig. 1 ci-dessous, typique de l’Upper East Side : un bloc rectangulaire tout en longueur d’environ 186 mètres de long (610 pieds) sur une largeur d’à peu près 62 mètres (204 pieds) autour duquel s’alignent des maisons single-family de deux ou trois étages à raison de 20 ou 25 pieds (6.1 à 7.6 m) de façade chacune et sur une profondeur d’une quinzaine de mètres en moyenne5 — les 15 mètres restants étant destinés à être des jardins privatifs. Bref, à ce stade, New York est en pleine croissance mais il reste énormément de place.
L’autre aspect remarquable, c’est que New York est devenue ce qu’elle est devenue (une des villes les plus productive du monde) sans que ce plan soit significativement altéré : un siècle plus tard, en 1910, on compte pas moins de 2’331’542 habitants rien que sur l’île de Manhattan6 — la population a été multipliée par un peu plus de 24 — mais le plan des rues tel que pensé en 1811 n’a presque pas bougé. Ce qui a considérablement changé, en revanche, c’est la densité des blocs. C’est-à-dire que le grand axe de Manhattan via Broadway, l’air de rien, c’est 5 bonnes heures de marche et que les premiers transports en commun se développent à peine7 tandis que la voiture individuelle ne commencera réellement à percer qu’au cours des années 1920 : les newyorkais ont donc saturé les contraintes qui s’imposaient à eux en exploitant le moindre pied carré de foncier disponible ; à l’horizontale, d’abord, parce que ça coûte moins cher puis à la verticale8. Schématiquement, le bloc proposé en Fig. 1 est devenu quelque chose comme ça9 :
Le passage de la Fig.1 à la Fig. 2 s’est fait en 3 étapes : d’abord, quelque part au cours des années 1820-30, les deux ou trois étages des maisons individuelles ont été converties en appartements. Dans un second temps, vers 1840-60, on a commencé à construire des immeubles en tant que tels, avec 5 ou 6 étages et surtout des épaisseurs absolument fantastiques : ils couvraient régulièrement jusqu’à 90% de la profondeur de la parcelle ce qui signifie concrètement que les pauvres gens qui vivaient au milieu ne disposaient pas de la moindre fenêtre chez eux. C’est à ce stade, dès 1866 mais surtout en 1879 (la Old Law) que le législateur s’en mêle en imposant un minimum d’aération10 ; c’est de là que viennent les fameux double-deckers ou immeubles dumbbell11 — ci-dessous, un plan d’étage typique et la vue à l’intérieur d’une court (ou plutôt, dans ce cas, un air shaft).
L’intention louable du législateur a rapidement été confronté à deux conséquences inattendues : les nouveaux newyorkais à qui étaient destinés ces immeubles avaient une fâcheuse tendance à jeter leurs ordures ménagères dans les air shafts et l’étroitesse de ces derniers en faisait une formidable façon de propager les incendies d’un immeuble à l’autre. C’est à ce moment, avec le Tenement House Act de 1901 puis la 1916 Zoning Resolution, que la municipalité a commencé à prendre le taureau par les cornes sérieusement en imposant des normes strictes qui ont eu pour principal effet de restreindre considérablement la quantité de pieds carrés constructibles sur l’île.
Le lecteur ne sera pas étonné de lire ici qu’un marché qui ne peut s’ajuster par les quantités (de pieds carrés de surface habitable) s’ajuste par les prix (de l’immobilier) : une étude publiée récemment sur la base de données de 2014 estimait la valeur foncière des blocs de Manhattan à environ 1'740 milliards de dollars US — soit quelque chose comme 29'440 dollars pour un mètre carré de terrain — et ce, sachant que 40% des bâtiments de l’île ne pourraient plus être construits avec les règles d’urbanisme actuelles (trop hauts, trop d’emprise au sol, trop d’appartements, trop de commerces…) Très clairement, vivre à Manhattan est désormais un luxe : les lointains successeurs des immigrants pauvres d’autrefois affichaient en 2022 un revenu annuel 186'848 dollars US, près de 3 fois la moyenne nationale. Au dernier pointage, en 2020, on ne comptait plus « que » 1’694’251 habitants sur l’île — 27.3% de moins qu’en 1910 mais avec beaucoup plus de pieds carrés par personne d’autrefois.
Quant aux moins riches, à commencer par les pauvres que ces règlementations cherchaient justement à aider, ils sont simplement allés vivre plus loin pour y trouver des pieds carrés à peu près accessibles au prix de la saturation d’une nouvelle contrainte : les capacités de transport qui leur permettent de rejoindre Manhattan le matin et de rentrer chez eux le soir. Concrètement : le réseau routier est notoirement saturé et les transports en commun donnent d’inquiétants signes de faiblesse12.
Le dernier développement, qui a déjà plusieurs décennies, c’est la décentralisation de New York. Manhattan n’est plus suffisamment accessible — que ce soit en termes de prix ou de transports — pour être le Central Business District de la Grosse Pomme. Les entreprises et donc les flux de navetteurs tendent de plus en plus à se disperser ; en 2017, on estimait encore que quelque chose comme 664'000 personnes convergeaient chaque matin vers l’île pour aller y travailler : c’est à peine 6% des flux domicile-travail de la région métropolitaine de New York.
Greenwich Village, par exemple, est encore un village. Ce n’est qu’en 1825 que l’expansion de New York vers le nord de Manhattan l’absorbera.
Note aux nouveaux : j’utilise le mot bloc comme un synonyme d’îlot (i.e. une zone de l’espace urbain encadrée par la voirie) et le mot lot comme synonyme de parcelle (i.e. une subdivision du bloc destinée à autre chose que la circulation).
Broadway existait déjà : c’était à l’origine un sentier amérindien qui permettait, justement, de traverser l’île du nord au sud.
D’où le Manhattanhenge qui fait le bonheur des autochtones comme des touristes.
Rappel : idéalement, un bâtiment résidentiel devrait avoir une épaisseur de 12 à 14 mètres pour des questions de luminosité et d’aération mais il est très courant de trouver immeubles plus épais (16 mètres, par exemple).
Parallèlement, New York s’étend d’abord dans le Bronx (notamment grâce au High Bridge de 1848) puis vers Brooklyn et le Queens (le Brooklyn Bridge est ouvert en 1883) et, plus tardivement, sur Staten Island (le Verrazzano-Narrows Bridge n’est construit qu’en 1964).
Des trains apparaissent en 1867 puis le métro à partir de 1904 — voir note 12.
Le premier ascenseur au monde a été créé en 1857 pour le E. V. Haughwout Building à SoHo.
Notez que les tours (de bureaux) comme les commerces tendent à se développer sur les avenues ; les streets étant généralement plutôt résidentielles.
Pour l’anecdote : la loi de 1866 avait bien imposé que chaque appartement devait disposer d’une fenêtre mais avait omis de préciser que cette dernière devait ouvrir sur l’extérieur.
Littéralement « en forme d’altères ».
Les transports en commun en New York sont nés dans le secteur privé avec la Brooklyn Rapid Transit Company créée en 1896 (après une faillite en 1919 elle devient la Brooklyn–Manhattan Transit Corporation en 1923) et la Interborough Rapid Transit Company créée en 1904. Elles avaient signé une série d’accords en 1913 (les Dual Contracts) qui sont à l’origine de la plupart des lignes de métro qui existent aujourd’hui. En 1932, la mairie avait bien créé une petite compagnie publique pour compléter le dispositif, le Independent Subway System, mais c’est la BRT et l’IRT qui ont fait l’essentiel du travail : en 1930, le système franchi pour la première fois le cap des 2 milliards de trajets et se maintient à ce niveau jusqu’au milieu des années 1940 — le record absolu a été atteint le 23 décembre 1946 avec 8'872'244 passagers pour une ville qui ne comptait pas encore autant d’habitants ! C’est le 12 juin 1940 que Fiorello La Guardia, maire de 1934 à 1946, achète de force ces deux sociétés privées pour créer un système unifié et public (il leur a imposé de maintenir le ticket à 5 cents avant que son successeur réalise que ça n’était effectivement pas viable et le passe à 10 cents dès 1947). Faute de développement et d’entretien, le métro de New York ne refranchira jamais le seuil des 2 milliards de trajets ; en 2022, il arrivait péniblement à la moitié.