L'exemple de l'Eixample
Quelques notes sur le plan Cerdà qui a permis à Barcelone de sortir de ses murs et contient quelques trouvailles intéressantes.
Eixample, en catalan, ça signifie « extension » et c’est le nom1 qui a été donné au barri de Barcelone construit durant la seconde moitié du XIXe siècle sur les plans du très remarquable Ildefons Cerdà. C’est-à-dire que l’Eixample est né en même temps que le Paris haussmannien, c’est aussi un pur produit du courant l’hygiéniste, mais à la différence de l’expérience parisienne qui est un remodelage de la ville existante orchestré par un haut fonctionnaire aux ordres d’un Empereur, sa cousine catalane est un quartier entièrement nouveau, pensé par un ingénieur, urbaniste, architecte, juriste et — ce n’est pas pour me déplaire — économiste2. Avant de poursuivre, commençons par un peu de contexte.
Au début du XIXe siècle, donc, Barcelone est tout à fait typique des villes d’antan : c’est une ville organique, très petite, incroyablement dense et de forme à peu près circulaire. Ces caractéristiques communes ne doivent rien au hasard : il se trouve simplement que nos villes étaient généralement fortifiées et que le mètre linéaire de muraille coûtait une véritable fortune. C’est la raison pour laquelle on cherchait à limiter la surface au maximum (environ 2.2 km² pour Barcelone hors citadelle3) et qu’on essayait de se rapprocher le plus possible d’un cercle : de toutes les formes géométriques, c’est celle qui, pour une surface donnée, minimise la longueur du périmètre (environ 6 km à Barcelone4). C’est donc dans cet espace restreint et circulaire que s’organisait la ville en fonction des besoins et sans véritable plan : des rues étroites, peu d’angles droits, de la verticalité et très peu de mètres carrés par habitant. Dans la capitale catalane, on comptait 115'000 âmes en 1802 : ça faisait une densité de près de 52'300 habitants/km².
Sauf que, malgré les épidémies et autres troubles politiques, les affaires se portent merveilleusement bien — on est en pleine révolution industrielle et le commerce méditerranéen se porte au mieux5 — ce qui se traduit concrètement par une explosion de la population. En 1850, quelque chose comme 187’000 personnes s’entassent à l’abris des murailles — soit une densité vertigineuse de 85’000 habitants/km². C’est dans ce contexte assez classique pour l’époque (quoi qu’un peu extrême) que Cerdà va penser le plan de l’Eixample. Contrairement à Haussmann qui doit percer dans un espace urbain existant, il peut se permettre de partir d’une page presque blanche sans toucher à la Ciutat Vella : il se trouve qu’en plus des murailles, on avait jugé bon d’établir un glacis défensif tout autour — ce qui fait que l’extraordinaire densité à l’intérieur de l’enceinte tombait littéralement à zéro dès qu’on en sortait.
Le signe distinctif de l’Eixample, au premier abord, c’est son plan en damier (hippodamien, si vous voulez être pédant6) : des rues rectilignes qui se coupent en angle droit, formant des îlots carrés (à Barcelone) ou rectangulaires (à Manhattan). C’est un immense classique de l’urbanisme, probablement le plan le plus répandu au monde, parce qu’il est extrêmement simple (notamment lorsqu’il faut l’étendre pour accompagner la croissance de la ville ou tout simplement pour y retrouver votre chemin) et favorise la circulation des gens mais aussi de l’air comme de la lumière naturelle — si les coins des îlots de l’Eixample sont orientés sur les points cardinaux, c’est précisément pour faire en sorte que chaque façade reçoive son quota de rayonnement solaire.
Un des gros défauts du plan en damier, outre sa monotonie qui est régulièrement dénoncée (à tort ou à raison) par ses détracteurs, c’est qu’il tend à rallonger les distances. C’est le facteur de détour dont nous avons déjà parlé ici : dans une ville conçue de cette façon, la distance réelle que vous parcourez d’un carrefour à un autre est comprise entre une fois la distance à vol d’oiseau (une ligne droite) et environ 1.414 fois7 la distance à vol d’oiseau (une diagonale). Mais nous avons aussi vu qu’il existe une façon de résoudre ce problème : créer des diagonales. C’est ce qu’à fait Cerdà avec, bien sûr, les immenses avenues Diagonal et Meridiana qui se croisent sur la plaça de les Glòries Catalanes mais aussi à plus petite échelle ; ma préférée étant l’avenue Gaudí qui traverse 4 îlots jusqu’à la Sagrada Familia et qui illustre de cet article.
Il se trouve qu’en plus de ce plan général, Cerdà a aussi prévu le détail — même si, disons-le tout de suite, la pression des pouvoir publics comme celle des propriétaires barcelonais a provoqué un certain nombre de dérives par rapport au plan initial. Pour bien suivre, commençons par une considération générale sur les plans en damier avec des îlots carrés et, plus particulièrement, sur la taille des îlots et la largeur des rues. Quoi de mieux pour faire ça que de voir ce qu’en font les grands spécialistes du genre, nos amis américains ?
Ci-dessus, nous avons donc 3 standards : à gauche, celui de Carson City (Nevada) qui passe pour avoir adopté les plus petits îlots des États-Unis (55 mètres de côté avec des rues de 18 mètres de large) ; à droite, celui de Salt Lake City (Utah) qui illustre l’extrême opposé (183 mètres de côté avec des rues de 37 mètres de large) et, au milieu, celui, entre autres, de Phoenix (Arizona) qui est le plus commun (91 mètres de côté avec des rues de 21 mètres de large). D’où nous concluons que la largeur des rues est proportionnelle à la taille des blocs8 — ce qui est parfaitement logique étant donné que plus les îlots sont grands, moins il y a de rues — mais qu’en ce qui concerne la taille des blocs eux-mêmes, il n’y a pas vraiment de règle : en gros, tout dépend de ce que vous avez prévu d’y construire.
Dans l’Eixample, les blocs mesurent 113.33 mètres de côté9 pour des rues d’exactement 20 mètres de large10 — ce qui, comparé aux standards américains susmentionnés, donne des rues relativement étroites. Venant de Cerdà, qui rêvait d’une ville peu dense et aussi verte que possible, ça peut surprendre au premier abord mais ça s’explique très bien si on considère l’aménagement des blocs qu’il avait en tête au début du projet. C’est ce que vous trouverez représenté de façon stylisée sur la Fig. 2 ci-dessous (je n’ai représenté que la moitié de la largeur des rues ; l’autre moitié « appartient » au bloc d’à côté) :
Avant de rentrer dans l’aménagement de l’îlot proprement dit, le moment est sans doute bien choisi pour vous parler du chanfrein de 15 mètres qui donne aux coins des blocs cet aspect caractéristique. L’idée de Cerdà, c’est de faciliter la circulation aux carrefours : sans ces façades biseautées, les croisements auraient affiché une surface de 400 m² (20m×20m) ; avec, on est 950 m² (on gagne 4 fois 112.5 m²). Autre aspect remarquable : un marcheur gagne littéralement 8.8 mètres à chaque coin de rue : au lieu de parcourir deux fois 15 mètres, vous passez par l’hypoténuse (21.2 mètres) — c’est 6 à 7 secondes de trajet en moins à chaque fois.
Pour ce qui est de l’aménagement interne, donc, Cerdà voulait faire la part belle aux espaces verts avec un coefficient d’emprise au sol d’à peine ⅓ qui se traduisait par des bâtiments d’une épaisseur de 20 mètres de part et d’autre de l’îlot (2’042 m² d’emprise chacun) et 4’084 m² de jardin entre les deux11. Le résultat donne donc effectivement quelque chose de très peu dense : c’est très aéré, lumineux et, en termes de vis-à-vis, vous avez de la marge. Notez, cependant, qu’un immeuble de 20 mètres d’épaisseur c’est en principe beaucoup trop : le standard parisien qui rend la densité du bâti haussmannien si supportable c’est plutôt 12 à 14 mètres (la fenêtre la plus proche et à 6 ou 7 mètres au maximum). Avec 20 mètres, vous devez prévoir des puits de lumière ou des cours intérieures12.
C’est peut-être la plus grosse erreur de Cerdà : dès les premiers temps du projet, cette faible densité a posé le problème crucial des temps de trajet dans le nouveau quartier. Le prix du mètre carré proche du centre s’est envolé, incitant ses propriétaires à densifier au maximum et à obtenir de la municipalité que les règles d’urbanisme soient assouplies. D’où ce qu’on observe aujourd’hui qui est représenté de façon schématique dans la Fig. 3 ci-dessous.
La cours intérieur, du moins en théorie13, ne mesure désormais plus que 3’287 m² (26.5% de la surface du bloc) et le coefficient d’emprise atteint (ou dépasse) 73.5%. Ce à quoi s’ajoutent les mètres carrés que les barcelonais ont cherché à gagner en hauteur. Cerdà avait fixé une limite à de 20 mètres de haut (de quoi construite 6 à 8 étages) de telle sorte que les rayons du soleil puissent pénétrer avec un angle de 45° dans ses rues de 20 mètres de large — comparé aux standards haussmanniens c’est un maximum mais dans un pays chaud et très ensoleillé comme la Catalogne, c’est tout à fait acceptable. Mais cette limite de hauteur concerne la façade : si vous voulez rajouter un étage de 3 mètres sous plafond, il suffit de le construire 3 mètres en retrait (et vous récupérez une belle terrasse au passage).
Il y aurait encore énormément de choses à dire sur le plan Cerdà mais je vais m’en tenir là. Ma conclusion personnelle, c’est qu’il est bourré de très bonnes idées mais que sa principale faille et de ne pas avoir anticipé l’inévitable densification du centre. Ça reste malgré tout un quartier très agréable qui rappelle furieusement Paris avec le soleil en plus.
Vous trouverez aussi Ensanche qui signifie la même chose en castillan.
N’y voyez pas une critique facile de Georges Eugène Haussmann : le fait est que la mission de Cerdà était plus facile (parce que moins contrainte par l’histoire et les visions d’un monarque) et lui a donc permis d’exprimer plus librement ses multiples talents.
Dans les grandes lignes : la Ciutat Vella sans la Barceloneta qui ne sera rattaché à la commune qu’en 1860 ; c’est-à-dire le barri Gòtic, le barri San Pedro, Santa Catalina y la Rivera et El Raval qui a été inclus dans l’enceinte de la ville au XIVe siècle (avant ça, les murailles Ouest de Barcelone suivaient le tracé de La Rambla).
Un cercle parfait de même surface aurait eu un périmètre de l’ordre de 5.3 km mais le propre des villes côtières c’est qu’il y est difficile de respecter cet idéal.
Et encore, le canal de Suez n’ouvre que le 17 novembre 1869.
En référence à Hippodamos de Milet à qui on prête à tort l’invention de ce type de plan.
La racine carrée de 2. Notez que c’est encore pire si vous contournez simplement un îlot : le facteur de détour peut monter jusqu’à 2.
Notez que, dans cet exemple étasunien, la relation est presque linéaire : en simplifiant un peu les résultats de la régression, la largeur minimale d’une rue (l’ordonnée à l’origine) serait de 30 pieds et elle augmenterait de 0.15 pieds (la pente) pour chaque pied de largeur des blocs qui la borde.
On ne prend sans doute pas beaucoup de risque en supposant que Cerdà avait prévu des blocs de très précisément 113 ⅓ mètres de telle sorte qu’en comptant la largeur des rues on ait exactement 3 blocs tous les 400 mètres.
Je parle ici de la rue standard : les grands axes sont significativement plus larges.
Notez que ça ne fait pas tout à fait 1/3 d’emprise mais qu’avec des blocs de 112 mètres de côté on y serait presqu’exactement. De là à formuler une hypothèse…
Jetez un œil sur les quartiers les moins denses (les plus éloignés du centre) de l’Eixample) comme Sant Martí de Provençals et vous verrez que les architectes ont trouvé quelques solutions.
Un simple survol vous convaincra que, même avec ces règles assouplies, pratiquement tout le monde à triché.