E pluribus unum
La plupart de nos grandes villes sont des patchworks de quartiers différents hérités de l’histoire et c’est très bien comme ça.
De toutes les cités grecques antiques, Olynthe est sans doute celles que les archéologues connaissent le mieux. C’est un amusant hasard de l’histoire : c’est précisément parce que Philippe II de Macédoine (le père d’Alexandre) l’a détruite et dépeuplée en 348 av. J.-C. que son plan d’urbanisme nous est parvenu dans un état de conservation tout à fait exceptionnel. À l’époque classique, peu avant qu’elle soit définitivement abandonnées, elle ressemblait à ce que vous avez sous les yeux : la ville archaïque, en bas à droite, et l’extension de l’époque classique qui occupe l’essentiel de l’espace. Bref, un cas d’étalement urbain vieux de plus de 2'000 ans qui n’est pas sans rappeler, bien qu’à une bien plus petite échelle, l’évolution de la plupart de nos grandes villes modernes à partir de la seconde moitié du XIXe siècle — nous avons déjà évoqué ici les cas de New York et de Barcelone.
Plus précisément, la ville archaïque s’est manifestement développée de façon organique c’est-à-dire sans plan d’ensemble, au grès des besoins en mètres carrés et des contraintes : il fallait que tout ça tienne à l’intérieur des remparts et qu’on puisse circuler dans la cité1. La ville organique, c’est un livre d’histoire-géographie à ciel ouvert, l’inégalable charme des ruelles étroites aux tracés improbables, des petites places ombragées, des bâtiments historiques qui se révèlent au coin de la rue, mais c’est aussi une ville effroyablement dense qu’il est extrêmement difficile d’adapter aux temps qui changent. Raison pour laquelle les cas de remaniement en profondeur d’une ville existante sont très rares. L’exemple le plus célèbre est évidemment Paris — projet gigantesque qui n’a été possible que parce que le commanditaire était un Empereur dans sa période autoritaire. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer ce qu’il a fallu racheter, détruire et reconstruire pour percer l’avenue de l’Opéra (voir ci-dessous) sans oublier que ces travaux pharaoniques ont empêché les parisiens de travailler normalement pendant près de 20 ans2.
De fait, la plupart des grands projets de planification urbaine ont profité d’un étalement de la ville sur des terrains peu ou pas urbanisés. C’est précisément le cas à Olynthe : la ville classique a, à l’évidence, été pensée et organisée. En l’occurrence c’est un plan dit hippodamien — une grille — qui est la solution la plus courante dans ces circonstances : c’est simple, facilement réplicable et ça optimise à la fois l’occupation des sols et la circulation. On reproche souvent à la ville planifiée une certaine monotonie mais elle aussi bien des avantages : à Olynthe, elle permettait aux habitants de s’offrir des maisons carrées de près de 17 mètres de côté sur deux étages (avec, comble du luxe, une cour privée au milieu) et de circuler très facilement dans une ville qui était grande pour l’époque (près de 1.5 km de long3). Il est bien sûr possible que ces arguments ne soient pas de nature à vous convaincre mais justement, c’est là que je veux en venir : à Olynthe, vous aviez le choix.
Si vous cherchez un point commun à la plupart de nos grandes villes européennes — lequel, par ailleurs, nous est largement envié par nos amis d’Outre-Atlantique — c’est leur diversité. Prenez Vienne, par exemple : au début, c’est la altstadt des Habsbourg (l’actuelle Innere Stadt), une ville organique4 d’à peine 3 km² entourés par des fortifications et un glacis défensif au-delà duquel la vorstadt (les faubourgs) commençaient à se développer (voir ci-dessous). En 1858, François-Joseph Ier fait abattre les murailles et récupère le glacis pour en faire la célèbre Ringstraße5 — ce qui, en soit, créé une proposition nouvelle et permet à la ville de s’étendre jusqu’à ce qui existe aujourd’hui, quartier par quartier. Le résultat, c’est une profusion de propositions différentes — des zones résidentielles de Schönbrunn aux tours ultramodernes de Kaisermühlen — connectées par un système de transport efficient qui permet à la capitale autrichienne de former une seule et même ville.
C’est-à-dire que le grand défi de l’urbanisme moderne, ce n’est pas d’imaginer je ne sais quel plan de rue idéal qui devrait être répliqué systématiquement mais d’organiser la mobilité dans réseau de propositions différentes. Ça commence par faire preuve d’humilité : accepter que (par exemple), une mobilité de proximité qui fait la part belle aux pistes cyclables dans la Baixa de Lisbonne est solution envisageable mais que dans l’Alfama c’est évidemment une idiotie. Ça implique aussi et surtout de comprendre que la « ville du quart d’heure » est une chimère : s’agissant des commerces de proximité ou de l’école de nos enfants, les quartiers de nos villes sont déjà des quartiers du quart d’heure ; vouloir étendre ce principe à nos emplois c’est nier la fonction même de la grande ville.
La bonne nouvelle, mais j’y reviendrais une autre fois, c’est qu’il est probable que la solution de mobilité idéale pour nos grandes métropoles soit une combinaison de marche à pied et transports en commun rapides (et donc en site propre). Il se trouve que les hasards de l’histoire font que nos villes et leurs quartiers sont structurellement adaptés à ça : il n’y a aucune raison de voir une contradiction entre la modernisation de nos systèmes de transport et la préservation de l’identité de nos cités.
Notez, au passage, la grande rue courbe qui part du théâtre et longe le rempart sud : elle a sans doute été ouverte sur l’emplacement d’un rempart primitif, vraisemblablement à l’époque de la construction du théâtre.
C’est un problème récurrent à Paris depuis longtemps : les autorités tendent à oublier que Paris est aussi, et même avant tout, le principal centre de création de richesse du pays : empêcher les parisiens (au sens large) de travailler a un coût économique absolument énorme.
Notez, aussi, la hiérarchie très manhattanienne de la voirie : des larges avenues sur l’axe principal qui croisent à angle droit des streets plus étroites.
C’est une ville impériale et donc, elle est beaucoup moins dense et beaucoup plus spectaculaire que le centre historique de votre ville provinciale préférée.
"vouloir étendre ce principe à nos emplois c’est nier la fonction même de la grande ville."
C'est très bien dit !