The Line
Ce n’est pas avec un prince aussi riche que sûr de lui et des architectes qui s’amusent comme des fous qu’on peut penser la ville de demain.
Annoncé en octobre 2017 par le prince Mohammed ben Salmane Al Saoud, NEOM est le nom d’une collection de projets saoudiens qui feraient presque passer Burj Khalifa et Palm Jumeirah pour des entreprises tout à fait raisonnables. Tout compris, l’ensemble est supposé occuper pas moins de 26'500 km² dans la province de Tabuk, au nord-ouest de l’Arabie Saoudite. Il est principalement question de créer ce qui devrait devenir le plus grand port flottant du monde (Oxagon), une île artificielle de luxe (Sindalah), la première station de ski en plein air du Moyen-Orient (Trojena), quelques machins pour touristes fortunés (Leyja, Epicon, Siranna, Utamo et Norlana) et, last but not least, probablement l’aspect le plus dingue de NEOM : The Line.
The Line, sur les plaquettes marketing (qui sont très abondantes en belles infographies mais plutôt pauvres en documentation technique), c’est la ville du futur, une combinaison avant-gardiste de gratte-ciels et de cité linéaire façon Arturo Soria y Mata qui, non contente d’être la solution ultime contre l’étalement urbain, est pensée pour que ses futurs habitants puissent entièrement se passer de voiture1. Plus concrètement, c’est un gigantesque bâtiment creux de 500 mètres de haut, 200 mètres de large et — tenez-vous bien — 170 kilomètres de long en ligne droite. D’où son nom.
Ces promoteurs comptent y faire vivre pas moins de 9 millions d’habitants ce qui, rapporté à une emprise au sol minimaliste de 34 km², nous donnerait une densité de l’ordre de 264'706 habitants au km² — si vous avez quelques ordres de grandeur en tête, c’est de nature à vous faire frémir d’horreur mais c’est en réalité tout à fait faisable et même plutôt confortable. Là-dedans, il est très sérieusement question de faire tenir une marina, des espaces verts, des stades suspendus, des passerelles qui permettent de passer d’un côté à l’autre et, évidemment, tout le système de transport qui permettra aux futurs Liners de se passer de voiture. C’est ce qu’ils appellent The Spine2 et c’est le sujet qui nous intéresse aujourd’hui3.
Pour commencer, avec des barres de 500 mètres de haut, il y a évidemment un énorme sujet de mobilité verticale. C’est-à-dire que le facteur de détour (i.e. la distance réellement parcourue rapportée à la distance à vol d’oiseau) que nous avons l’habitude d’envisager en deux dimensions doit être envisagé en 3D4 : The Line va nécessiter un nombre considérable d’ascenseurs5. Sur la base du peu d’informations dont on dispose, il semble ils aient l’intention de les faire fonctionner non pas à la demande mais en fréquence, un peu comme des rames de métro, mais surtout, que la structure de The Line permettra d’économiser cette ressource : vous pourrez tout à fait changer d’immeuble, passer d’un côté à l’autre de la tranchée centrale et même, sans-doute, parcourir des kilomètres en balcon sans changer d’étage. Ça a l’avantage de moins solliciter les ascenseurs mais c’est aussi un gain de temps appréciable.
Ceci étant dit, la grande question c’est surtout la longueur phénoménale de cette structure. 170 km, ça fait une trotte et, même en considérant que les entreprises tendront à s’installer au centre pour être aussi accessibles que possible, il est évident qu’un nombre considérable de gens devront parcourir plus de 85 km le matin pour aller travailler et autant le soir pour rentrer chez eux. Ce qui pose au moins deux grands problèmes à résoudre.
le premier, c’est la vitesse. Supposez, par exemple, que The Spine soit une sorte de super-métro avec une station tous les kilomètres6 — soit 171 stations au total. Pour des raisons de sécurité, on considère qu’un métro doit accélérer et freiner à un rythme de 1 m/s² (chaque seconde qui passe, la vitesse de la rame augmente ou diminue de 1 m/s) — si vous allez au-delà, certains de vos passagers risquent de partir dans le décor. Évidemment, plus la vitesse de pointe de votre super métro est élevée, plus la distance et le temps nécessaire atteindre cette vitesse de croisière sont important — et symétriquement pour s’arrêter. Le résultat, c’est que pour une distance entre deux stations données, il existe une vitesse de croisière maximale indépendamment du matériel roulant. Avec des interstations d’un kilomètre, c’est environ 31.6 m/s (113 km/h) : vous accélérez sur 500 mètres puis, immédiatement, vous freinez sur 500 autres mètres pour vous arrêter.
Rajoutez à ça 20 secondes de temps d’arrêt à quai et on calcule facilement que parcourir les 170 km de The Spine prendra 4 heures7 — soit une vitesse commerciale d’environ 43.3 km/h. Or ça, c’est un gros problème : l’expérience prouve qu’au-delà d’une heure de trajet, aller simple, vous avez perdu pratiquement tout le monde. Dans ces conditions, The Line n’est pas une ville mais (au mieux) deux villes qui fonctionnent séparément, un peu comme Nice et Marseille8.
Deuxième grand problème : la capacité. De ce point de vue, tout système de transport se dimensionne sur la base du nombre de passagers par heure et par direction (pphpd) aux heures de pointes, notamment celles du matin parce que ce sont généralement les plus denses. Or voilà : nous avons affaire à un axe unique et, manifestement, une population cible de 9 millions d’habitants. Même en étant très optimiste9, je vois mal comment The Spine peut fonctionner si elle ne supporte pas 500'000 pphpd ; soit 10 fois la capacité maximale du tronçon central du RER A (i.e. en mode boîte de sardine géante, à plus de 4 personnes debout au m²) ou, si vous préférez, l’équivalent d’un TGV Duplex avec aménagement Ouigo (634 places) toutes les 4.6 secondes.
Bref, c’est absolument monstrueux. D’une façon générale, même dans les métros automatiques les plus modernes, on considère qu’un headway (l’écart entre deux trains) de 2 minutes est un minimum pour des raisons évidentes de sécurité. Prévoir des trains plus longs ? Les nouvelles rames MI 09 du RER A c’est déjà 112 mètres de long : 10 fois ça, c’est plus d’une interstation. Rajouter des étages sur les caisses ? Les MI 09 en ont deux pour une masse en service de 288 tonnes : je ne suis pas certain que les essieux puissent supporter beaucoup plus que ça. Et puis, de toute façon, l’équivalent de 10 rames MI 09 pleines (pas bondées), c’est un peu plus de 13'000 passagers : si vous avez ne serait-ce que 10% de ça qui débarque en même temps dans une station, ça va poser des problèmes effroyables — imaginez simplement la queue aux ascenseurs.
J’ai beau tourner le problème dans tous les sens, je ne vois qu’une solution : on a besoin de 10 lignes parallèles avec 17 stations chacune (différentes d’une ligne à l’autre). Avec une vitesse de pointe de 100 m/s (360 km/h), vous traversez The Line d’une extrémité à l’autre en une heure — ce qui est tout à fait acceptable, d’autant plus que la plupart des passagers ne devraient parcourir que la moitié de ça —, vous obtenez un débit suffisant pour traiter la demande et vous devriez pouvoir réaliser n’importe quel trajet avec un maximum d’une correspondance. Notez qu’à ce stade et d’un point de vue strictement fonctionnel, on fait à peine mieux que ce qui existe déjà dans des grandes métropoles comme Paris, Londres ou New York mais que du point de vue de la consommation énergétique, c’est Versailles un jour de fête. Notez aussi, au passage, que quitte à créer 10 lignes indépendantes on voit mal l’intérêt de les aligner sur un même axe.
Sur la base des rares informations disponibles, ce n’est pas ce que les concepteurs de The Line ont en tête. Le lecteur ne m’en voudra pas de ne pas rentrer dans le détail parce qu’au risque d’être un brin critique, ce qu’on nous décrit hésite entre le déraisonnable et l’inutile10. Je disais plus haut que projet tient plus d’un bâtiment gigantesque (propre à satisfaire l’hubris d’un prince aussi riche que sûr de lui11) et je crains que ce soit exactement ça : un certain nombre d’indices laissent à penser que The Line, en vrai, n’est rien d’autre qu’un chapelet de petites villes de 80’000 habitants12 regroupées et alignées dans une gigantesque structure au milieu du désert. Comme le disait très justement un des contempteurs du projet : ce n’est pas tout à fait par hasard que pratiquement toutes nos villes ont une forme à peu près circulaire.
À ce stade, vous vous demandez sans doute si les Saoudiens ne se paieraient pas un notre tête à coup d’infographies et de communiqués de presse. Eh bien figurez-vous que les travaux de The Line ont commencé : ci-dessous, une photo satellite prise en mai dernier de l’extrémité ouest, celle qui donne sur le golfe d’Aqaba et vous pouvez vérifier que ça continue vers l’est sur 153 km pour le moment.
Évidemment, comme souvent chez les monarques de la péninsule arabique, il y a une part non-négligeable d’hubris — le « M » de « NEOM », c’est la première lettre du prénom du prince susmentionné.
En réalité, ça n’est pas tout à fait clair : The Spine pourrait ne désigner que le système à grande vitesse (voir plus loin) mais peu importe.
Pas que ce soit le seul sujet, loin de là (à la lumière de l’expérience de Burj Khalifa, je pense notamment à l’évacuation des eaux usées) mais on ne peut pas parler de tout.
Le lecteur me fera observer que c’est aussi le cas dans des villes très verticales comme Midtown Manhattan. C’est juste mais la mobilité verticale à Manhattan est une affaire privée tandis que dans The Line, elle est consubstantielle au modèle d’urbanisme.
Note en passant : si vous raisonnez en 3D, les ascenseurs tels qu’ils existent aujourd’hui présentent l’inconvénient de proposer des parcours en distance de Manhattan (i.e. vol d’oiseau × racine carrée de 2). Rajoutez à ça les passerelles qui permettent de traverser la structure dans sa largeur et vous noterez qu’il y a un vrai sujet de distances, notamment pour les piétons.
C’est raisonnable : sans tenir compte de vos déplacements verticaux, ça signifie que vous êtes à 500 mètres au maximum de la station la plus proche ; ce qui, à une vitesse de marche de 1.4 m/s se fait en moins de 6 minutes.
Avec une vélocité d’exactement 31.6 m/s ça donne 3 heures, 55 minutes et 32 secondes.
Sauf, bien sûr, si on aménage une autoroute tout au long du bâtiment mais ça n’est clairement pas le projet qui nous est vendu dans les plaquettes marketing.
Je suppose (i) que les emplois vont se localiser majoritairement au centre, (ii) que seulement un tiers des habitants auront besoin de se déplacer vers le centre aux heures de pointes et (iii) que les heures de pointes s’étalent sur 3 heures.
Juste une note personnelle à ce propos : ils prévoient, entre autres choses, un système de navettes autonomes en site propre qui fonctionnent à la demande. Celles et ceux qui me connaissent savent que je suis le premier à être convaincu par ce principe — à ceci près qu’il y a (exactement) un environnement dans lequel il n’a aucun sens : celui d’une ligne droite avec de gros besoins de capacité.
Il est entouré d’excellents architectes qui, manifestement, s’amusent beaucoup mais c’est justement le problème : confondre urbanisme et architecture.
La ville du quart d’heure, le retour de la vengeance.