Le super-dividende de Microsoft
Il est absolument nécessaire que les entreprises qui ont trop de cash puisse verser des dividendes à leurs actionnaires.
En 2004, après presque trois décennies de croissance explosive, Microsoft était déjà une énorme entreprise très rentable, régulièrement accusée d’abuser de sa position dominante. Il faut dire que sur les systèmes d’exploitation, par exemple, la firme de Bill Gates s’adjugeait une part de marché de presque 95% — le reste étant partagé à peu près à parts égales entre Linux et MacOS. Bref, Microsoft était un monstre qui avait déjà énormément grossi et qui, du coup, commençait à avoir du mal à trouver de nouveaux projets d’investissement à moins de changer radicalement de métier1.
C’est donc logiquement à cette époque que Microsoft a commencé à faire quelque chose de complètement nouveau pour eux : payer des dividendes à leurs actionnaires (le premier tombe le 19 février 2003). Sauf que voilà : ça ne suffit pas à dégonfler l’énorme pile de cash qui se développe au bilan. Le 30 juin 2004, pour vous donner une idée, il y en a pour plus de $60 milliards de dollars2 et 65.6% du total de bilan.
Or ça, du point de vue des actionnaires, ça ne va pas du tout : ils ont acheté des actions, pas un machin qui est en train de se transformer en gigantesque Livret A. Placer du cash, ils savent le faire tout seul. Et donc ça râle sec : à moins que la direction ait un gros projet d’investissement intelligent à leur présenter, ils veulent qu’on leur rende le cash pour le réinvestir ailleurs, là où ça servira à quelque chose.
D’où le méga-dividende du 15 novembre 20043 : $3.08 par action — c’est-à-dire $3 de plus qu’un dividende normal — ce qui, au total, fait quelque chose comme $32 milliards (une bonne moitié de la pile de cash). Si vous cherchiez un exemple de gros dividende, celui qu’a payé Microsoft le 15 novembre 2004 se pose là — ce qui me permet fort opportunément d’illustrer un point important.
Le vendredi 12 novembre à la clôture, l’action Microsoft se négociait $29.97. Le week-end est passé puis, à l’ouverture du marché le lundi 15 novembre, elle ne valait plus que $27.34 — $2.63 de moins (-8.8%). L’observateur non-averti en conclura que les actionnaires de Microsoft ont perdu pas mal d’argent pendant le week-end mais il se trompe puisque, vous l’avez compris, ils ont tous touché $3.08 de dividende par action. C’est-à-dire que, une fois pris en compte le dividende, ça fait $27.34 + $3.08 = $30.42 — et donc un gain de $0.45 (+1.5%). Autrement dit, le marché a ajusté (à la baisse) le cours de l’action pour tenir compte du dividende.
Ce qui est parfaitement logique : $32 milliards sont sortis des comptes de Microsoft et donc, il est tout à fait normal que la valeur de la boîte (et donc des actions) baisse d’à peu près le même montant. Le reste, les +1.5%, c’est grosso modo la variation du cours qui aurait eu lieu si Microsoft n’avait pas payé de dividende entre temps. En conséquence de quoi, ce paiement en cash n’a pas enrichi les actionnaires.
En anglais, on appelle ça la « dividend irrelevance theory » : quand une entreprise paie un dividende, cette sortie de cash est immédiatement compensée par une baisse du cours. La difficulté, c’est que ramené aux variations quotidiennes d’une action, cet effet peut passer inaperçu. Dans mon exemple, si Microsoft avait payé $0.08, ça n’aurait fait que +0.27% par rapport au cours de clôture du vendredi. D’où l’intérêt d’utiliser cet exemple un peu extrême de méga-dividende : une baisse de presque 9% sur un titre comme celui de Microsoft à l’époque, ça ne passe pas inaperçu4.
Comment sait-on que la théorie susmentionnée fonctionne partout et tout le temps ? Eh bien parce que pas mal de gens ont essayé de gagner de l’argent sans prendre de risque en exploitant une éventuelle défaillance. C’est un truc de trader ou de hedge fund qu’on appelle du « dividend stripping ». L’idée, c’est d’acheter l’action la veille du paiement du dividende, de toucher le cash puis, de revendre le titre immédiatement. Dans le cas du méga-dividende de Microsoft : vous achetiez des actions le vendredi 12 en clôture à $29.97, vous touchiez le dividende de $3.08 puis, dès le lundi matin à l’ouverture, vous revendiez vos titres à $27.34. Dans ce cas précis, vous gagniez $0.45 par action moins les frais de transaction ce qui, à vue de nez, vous laissait une bonne petite marge. Faites ça sur un million d’actions et vous êtes bien.
Sauf que voilà, c’est un coup de bol. Tous ceux qui se sont essayé à ça de façon systématique vous le confirmeront : en moyenne, cette stratégie rapporte peanuts, à peine mieux qu’un livret A. Pourquoi ? Eh bien simplement parce que tout le monde connait le truc et parce que tout le monde veut gagner de l’argent rapidement et ce, en ne prenant qu’un risque très limité (i.e. le cours baisse de plus de $3.08). C’est-à-dire que, quand vous vous pointez le lundi matin pour revendre vos actions Microsoft, vous n’êtes pas vraiment seul à vouloir faire exactement la même chose au même moment. Ce qui, mécaniquement, exerce une pression à la baisse sur le cours et donc, grignote les gains que vous aviez espéré faire. En moyenne, après frais de transaction, le gain résiduel est ridicule et c’est d’autant plus vrai qu’aujourd’hui, ce ne sont plus des traders humains qui font ça mais des machines surpuissantes directement connectées au marché avec de la fibre optique.
C’est une manifestation de la fameuse « main invisible » d’Adam Smith qu’on appelle plutôt, sur les marchés financiers, le principe d’absence d’opportunité d’arbitrage. Un arbitrage, d’une façon générale, c’est une situation dans laquelle — comme ci-dessus — vous pouvez gagner de l’argent (au moins l’équivalent d’un livret A) en ne prenant aucun risque ou très peu. Et comme tout le monde recherche ce genre d’opportunité (y compris pas mal de robots), elles sont presqu’immédiatement arbitrées — c’est-à-dire qu’elles disparaissent quasiment instantanément. Et encore : c’est à supposer qu’elles soient apparues parce que, du coup, c’est sur la base de ce même principe que nous déterminons la valeur d’un paquet pas possible d’actifs et de dérivés financiers. C’est aussi pour ça, par exemple, que la différence entre le cours de l’action HSBC à Hong Kong (cotée en Dollars de Hong Kong) et de l’action HSBC à Londres (cotée en Livres sterling), c’est toujours la parité HKD/GBP5.
Bref non : les actionnaires ne s’enrichissent pas plus grâce aux dividendes qu’au travers de la hausse du cours de leurs actions. Si vous intégrez la fiscalité des dividendes, c’est même plutôt moins. C’est d’ailleurs exactement pour ça que, de plus en plus, des entreprises préfèrent racheter leurs actions plutôt que verser des dividendes : ça booste le cours avec un impact fiscal moindre pour les actionnaires.
Et l’exemple de Microsoft en 2004 illustre très bien ce qui pousse des actionnaires à se verser des dividendes plutôt que réinvestir leurs profits dans la boîte : ce cash ne servirait à rien, c’est du pur gaspillage. Même dans une économie planifiée, c’est exactement ce que ferait le planificateur : redéployer les cash des entreprises (publiques) qui en ont trop vers celles (publiques aussi) qui en ont besoin.
Bref, cette espèce de chasse aux dividendes (et aux rachats d’actions) est une pure imbécilité née dans l’esprit d’idéologues populistes qui ne comprennent strictement rien à la vie d’une entreprise. Les seuls effets qu’on obtiendra, ce sera de transformer nos boîtes rentables en espèces d’énormes conglomérats qui investissent dans tout et n’importe quoi jusqu’à se mettre en faillite et, parallèlement, de priver toutes les jeunes entreprises qui cherchent à se développer, nos emplois de demain, de l’épargne à long terme qui devait permettre de financer leur croissance.
Photo de Tadas Sar sur Unsplash
Ce qui, en général, n’est pas une bonne chose.
Voir leur rapport trimestriel du 4e trimestre 2004.
La date du dividende, c’est la « ex-dividend date » — date à laquelle vous devez déjà être actionnaire pour avoir droit au dividende. Le 15 novembre 2004 étant un lundi, vous aviez jusqu’au vendredi 12 en clôture pour acheter des actions (si vous n’en aviez pas déjà).
De la clôture de la veille à l’ouverture du jour, c’est la 6e plus grosse baisse jamais enregistrée sur le cours de Microsoft sur 9'593 jours de cotations et c’est aussi, de très loin, la plus grosse entre 2003 et 2005.
Sauf quand l’un des deux marchés est fermé… auquel cas l’arbitrage est impossible.