Régime : mangez les riches !
C'est une excellente stratégie mais seulement si votre objectif est de perdre (beaucoup et durablement) du poids.
L’idée qui consiste à taxer le patrimoine des ultrariches — c’est-à-dire, dans le discours public, les quelques milliardaires que compte encore la France — a toujours beaucoup de succès à gauche mais aussi à droite. N’étant pas concerné, je pourrais tout à fait me contenter de ne rien dire mais les quelques petites choses que je connais à ce propos m’amènent à m’inquiéter de cette tendance. Aussi, je vous propose ci-dessous un résumé de ce que vous devriez savoir avant de vous lancer dans l’aventure culinaire un peu particulière qui consiste, comme on dit, à « manger les riches ».
D’où viennent ces informations ?
Les fortunes des ultrariches sont estimées par des organismes de presse. Le plus célèbre est le magazine américain Forbes qui propose sa World billionaires list depuis mars 1987 ; Challenges fait à peu près la même chose à l’échelle française depuis juillet 1996 avec sont classement annuel des 500 plus grandes fortunes professionnelles de France. Il va de soi que toutes les informations utilisées par Forbes et Challenges pour faire leurs calculs sont des informations publiques. Ni les uns ni les autres n’ont accès — par exemple — aux déclarations fiscales des ultrariches.
De là, première note méthodologique : il faut bien distinguer les fortunes personnelles de celles qui sont détenues par un groupe familial. Dans les cas de Mark Zuckerberg ou Elon Musk, on peut légitimement considérer qu’ils sont seuls propriétaires de leurs patrimoines respectifs — quoi que l’exemple de Laurene Powell Jobs, qui a hérité de la fortune de Steve Jobs en 2011, puisse nous amener à considérer que le patrimoine Zuckerberg est plus celui d’un couple que de Mark seul. Mais dans le cas de Bernard Arnault, c’est encore plus compliqué : la fortune qui est effectivement mesurée et celle du groupe familial Arnault — Bernard lui-même, ces cinq enfants et, si j’ai bien suivi, deux de ses neveux. Forbes estime que nous avons affaire à une fortune personnelle, Challenges considère qu’il est plus juste de parler du groupe familial.
Ça peut sembler être un détail mais ça n’en n’est pas un. Par exemple, que feriez vous de la fortune de Gérard Mulliez ? Du point de vue de Challenges, « Gérard Mulliez et sa famille » possèdent la 7e plus grosse fortune de France — sachant que nous parlons d’un groupe familial composé d’au moins 700 personnes — mais Forbes, de son côté, estime que la transmission est déjà faite (Gérard, pour mémoire, a 93 ans) de telle sorte que ni lui ni aucun de ses nombreux héritiers n’apparaissent plus dans leur classement des milliardaires. Symétriquement, la fille aînée de Bernard Arnault est aussi l’épouse de Xavier Niel : elle est donc, en principe, très riche en tant que fille de son père mais aussi en tant qu’épouse de son mari — à ceci près que l’un comme l’autre son classés à part. Bref, comme vous le voyez, c’est un peu plus compliqué qu’on ne pourrait le penser au premier abord.
Comment mesure-t-on ça ?
Dans la plupart des cas, c’est relativement facile pour la bonne et simple raison que la fortune de ces gens-là est massivement constituée d’actions d’entreprises, généralement une seule, qui sont très souvent cotées en bourse. Le nombre d’actions détenues par un groupe familial est assez facile à trouver — par exemple, au 30 juin 2024, le groupe familial Arnault détenait 244'581’428 des 500'141’700 actions du groupe LVMH — et le cours d’une action, vous le trouvez à peu près n’importe où sur Internet. C’est ce qui permet à Forbes mais aussi à Bloomberg de nous proposer des classements en temps réel (notez, toutefois, que leurs chiffres peuvent être très différents).
Évidemment, ces gens-là possèdent tout un tas d’autres choses — immobilier, argent liquide, voitures, œuvres d’art etc. — qui, pour vous et moi, représentent des fortunes mais qui, comparées à la valeur de leurs actions, sont à peu près négligeables. Le méga yacht de Mark Zuckerberg, par exemple, est estimé à 300 millions de dollars US ; montant considérable mais qui ne représente qu’un peu moins de 0.2% de sa fortune.
Ça devient un peu plus compliqué quand les actions des ultrariches ne sont pas cotées ou dans les quelques cas — assez rares — où leurs fortunes sont largement constituées d’autres sortes d’actifs. C’est le cas, pour prendre un exemple connu, de Charles III : évaluer la fortune du roi du Royaume-Uni (on parle de 610 millions de livres) est un exercice qui repose sur un bon nombre d’hypothèses potentiellement hasardeuses. Plus compliqué encore : ceux qu’on soupçonne d’être immensément riches mais qui cachent activement l’étendue de leur fortune et sont donc impossibles à classer — c’est le cas, par exemple, de Vladimir Poutine, de Kim Jong-un et d’un certain nombre de dirigeants du Hamas.
Des entrepreneurs plus que des héritiers
Bref, la fortune des ultrariches est presqu’exclusivement composée d’actions. En général, les personnes les plus riches du monde sont des entrepreneurs et leur fortune est composée des actions de l’entreprise (ou des entreprises) qu’ils ont créé. Par exemple, en 1995, Jacklyn et Miguel Bezos ont investi 245,573 dollars US dans Amazon ce qui, ajusté de l’inflation, correspond à environ 507'000 dollars actuels et donc à moins de 0.0003% de la fortune de Jeff.
Les héritiers, à moins que vous ne comptiez la fortune globale des groupes familiaux lorsque le fondateur est décédé, sont relativement rares et ce, notamment parce que l’époque où le fils ainé héritait de tout est révolue depuis longtemps. Gérard Mulliez, je l’ai dit plus haut, a 93 ans : quand l’inévitable se produira, « ses » 28 milliards (selon Challenges) seront répartis entre les différents membres de son énorme groupe familial et Forbes estime même que c’est déjà largement fait. Bref, de générations en générations ces grandes fortunes se divisent — sauf, bien sûr, dans le cas de familles qui collectionnent les fils ou les filles uniques.
Mais, dans tous les cas, il est essentiel de bien comprendre que ce qui fait la fortune de ces gens, c’est la valorisation de leurs actions. Or, la valorisation est quelque chose de très volatil. Vous avez sans doute souvent entendu dire que ces fortunes sont « virtuelles » : c’est un très mauvais mot. Le cours des actions des ultrariches n’est pas plus virtuel que la valeur de votre logement (si vous êtes propriétaire) mais il est beaucoup plus volatil. Par exemple, à l’heure où j’écris ses lignes (le 8 septembre 2024) et selon Bloomberg, la fortune du groupe familial Arnault aurait fondu de — tenez vous bien — 26.8 milliards de dollars US depuis le début de l’année.
Milliardaires du jour au lendemain
On pourrait illustrer cette idée de volatilité de nombreuses façon, notamment avec des maths, mais la façon dont Larry Page et Sergey Brin sont devenus milliardaires le 19 août 2004 sera sans doute plus parlante. Six ans après sa fondation avec environ un million de dollars collectés auprès de leurs familles, leurs amis et quelques investisseurs (dont Jeff Bezos), Google était déjà une belle entreprise avec un peu plus de 1'600 salariés et un résultat net (i.e. des profits annuels) de l’ordre de 100 millions de dollars. C’est à ce moment que Page et Brin — qui, à eux deux, détenaient alors un peu plus de 31% du capital — ont jugé nécessaire de passer à l’échelle en introduisant l’entreprise en bourse.
Le plan, c’était une augmentation de capital de — tenez vous bien — un peu moins de 1.67 milliards de dollars : ils comptaient vendre 19'605’052 actions à $85 l’unité. D’où vient ce prix ? Eh bien, en gros, c’est un pari. Google est profitable, en forte croissance et il est globalement crédible d’imaginer qu’elle a de magnifiques perspectives de développement à long terme ce qui, au regard des conditions de marché du moment, peut justifier cette valorisation — sachant que des experts reconnus de la bourse américaine, lorsqu’ils ont pris connaissance de ce prix d’introduction, ont écrit dans les colonnes de la presse financière qu’il était beaucoup trop élevé.
Sauf que ça a marché : ils ont réussi à convaincre suffisamment d’investisseurs ce qui a eu pour effet de valoriser Google à plus de 23 milliards de dollars. Or voilà : si Google vaut effectivement 23 milliards, Page et Brin sont largement milliardaires. Quand j’écris que le cours d’une action — et donc la fortune des ultrariches — est volatil, c’est exactement ça : c’est un pari sur le futur, un acte de foi, une valeur colossale qui peut tout à fait tomber à zéro si la confiance disparait.
Les riches s’en fichent
J’ai écrit plus haut que Bernard Arnault (et al.) a vu sa fortune fondre de quelque chose comme 26.8 milliards de dollars US depuis le début de l’année. Au premier abord, vous pourriez penser que c’est équivalent à la situation d’un français moyen qui aurait vu son patrimoine (brut) de 177'000 euros fondre de 23'000 euros sur la même période — douloureux mais pas catastrophique. Mais vous vous trompez : du point de vue de Bernard et des siens — et je précise ici que je ne les connais pas — c’est beaucoup moins douloureux. Il y a deux raisons à ça.
La première, c’est que dans l’hypothèse (absurde) où les Arnault décideraient de vendre leurs actions et parviendrait à les vendre au cours actuel, il leur resterait 181 milliards de dollars US. Question : comment pourriez vous humainement dépenser autant d’argent ? C’est ce que les économistes appellent le principe d’utilité marginale décroissante : plus vous avez de quelque chose (ici, du patrimoine), moins une unité supplémentaire a de valeur à vos yeux. Bill Gates a eu ce problème (de riche) il y a quelques années et en a conclu que la seule façon d’utiliser sa fortune qui puisse lui apporter une réelle satisfaction consistait à construire des écoles en Afrique, investir à fonds perdus dans des technologies écologiques et d’autres choses du même genre.
La seconde tient au fait que nous avons affaire à des entrepreneurs qui, à ce titre, n’ont pas pour projet de revendre leurs parts pour réaliser une plus-value. Ce qui les intéresse, contrairement à la plupart de leurs associés, ce sont les revenus que génère leur entreprise. C’est-à-dire que les variations du cours, pour l’essentiel, ils s’en fichent. Pour Bill Gates, qui a clairement fait savoir que ces enfants hériteraient de quoi les mettre à l’abris du besoin mais pas assez pour pouvoir vivre en rentiers, l’objectif est que les actions qu’il a transféré dans sa fondation produisent des revenus afin de financer ses œuvres. Dans la famille Arnault, le plan est de faire en sorte que LVMH reste une entreprise familiale — à la rigueur, une baisse du cours est une bonne nouvelle : ça leur permet de racheter des actions à moindre coût pour consolider la position familiale.
Des fortunes contestables
Les ultrariches d’autrefois, d’avant la révolution industrielle, étaient généralement les fils ainés de grandes dynasties aristocratiques. Leur fortune, globalement, c’était leurs terres et c’est de là qu’ils tiraient leurs revenus. La conséquence de ça, c’est que leurs fortunes et leurs revenus étaient très peu volatils — sauf en cas de guerre ou de coup de tête royal, ça ne bougeait pratiquement pas — ce qui fait que le classement ne changeait presque jamais. On vivait dans un monde stationnaire, avec une croissance quasi nulle, dans lequel les riches restaient riches et les pauvres restaient pauvres.
Ça a changé avec la révolution industrielle et l’invention du capitalisme dans sa forme moderne — notamment les principes de société par actions et d’appel public à l’épargne et le développement des marchés financiers. Pour la première fois, sans être nécessairement riches, des entrepreneurs pouvaient se lancer dans des projets gigantesques — l’ouverture de la Liverpool and Manchester Railway (L&MR) en 1830 en est un des premiers exemples. C’est ce qui a créé notre monde actuel, un monde dans lequel les fortunes sont volatiles : en moyenne et à moyen-long terme, ça augmente beaucoup mais le classement change tout le temps.
Or, ce nouveau monde permet à un certain nombre de commentateurs, par ignorance ou malhonnêteté, de nous présenter des statistiques qui surestiment systématiquement la vitesse à laquelle les ultrariches s’enrichissement. La méthode consiste à comparer la fortune globale (la somme ou la moyenne) des ultrariches d’aujourd’hui avec celle des ultrariches d’il y a quelques années ce qui conduit à introduire un biais du survivant : on élimine systématiquement ceux qui ne ce sont pas suffisamment enrichis pour se maintenir dans le classement. Vous pouvez assez facilement faire le test avec les classements de Forbes d’une année sur l’autre — le top 10 suffira — et vérifier que raisonner en cohorte modifie considérablement le résultat.
En réalité, le fait que les milliardaires de Forbes, par exemple, s’enrichissent très vite est une conséquence directe du fait que nous vivons dans un monde en croissance dans lequel les fortunes sont contestables. C’est, j’y reviendrais une autre fois, mathématique : si, un jour, les milliardaires d’aujourd’hui cessent de s’enrichir par rapport à ceux d’hier, c’est que nous serons revenus dans le monde stationnaire comme celui de l’ancien régime.
Manger les riches
Dans un article dont je ne saurais que vous recommander la lecture attentive, Noah Smith calculait que la fortune cumulée des milliardaires américain en 2023 (5.2 trillions de dollars US) était équivalente à un peu moins de 10 mois de dépenses du gouvernement fédéral des États-Unis (6.4 trillions). Je me suis livré au même exercice avec les 500 de Challenges en 2024 — sachant que tous ne sont pas milliardaires, loin de là : le ticket d’entrée était à 245 millions d’euros — soit une fortune cumulée de 1'228 milliards d’euros : ça donne un peu plus de 9 mois de dépense publique (1'610 milliards en 2023). C’est-à-dire, comme le note très justement Smith, qu’il existe beaucoup moins de richesse au sens patrimonial de ce terme que ce que la plupart des gens imaginent. Ce qui n’empêche pas un certain nombre de commentateurs (les mêmes que précédemment) de vouloir « manger les riches » en taxant très lourdement leur patrimoine.
Prenons un exemple relativement raisonnable : la proposition de Gabriel Zucman qui suggère de taxer les milliardaires mondiaux à hauteur de 2% de leur fortune tous les ans ce qui, selon lui, donnerait 200 à 250 milliards de dollars US de revenus fiscaux supplémentaires ; avec les données de Forbes (2'781 milliardaires possédant 14.2 trillions de dollars au total en mars 2024), je trouve même 284 milliards — dont 4.66 milliards de dollars pour Bernard Arnault (et al.) — je suppose que l’écart est du à la prise en compte des fortunes détenues par plusieurs personnes qui, du coup, n’étant pas milliardaires à titre individuel échapperaient à l’impôt.
Si je dis que cette proposition est relativement raisonnable, c’est parce que nos ultrariches devraient, au moins dans un premier temps, pouvoir trouver cet argent sans avoir à revendre leurs actions. Chez les Arnault, par exemple, la holding familiale aurait quelque chose comme 17 milliards de dollars de cash ; ce qui fait qu’ils pourraient payer un peu plus de 3 ans et demi de taxe Zucman avec. Au-delà, en revanche, ça va être plus compliqué : 4.66 milliards de dollars de taxe, c’est plus que l’ensemble des revenus qu’ils peuvent espérer tirer de leur patrimoine (principalement les dividendes ; lesquels, s’ils se les versent pour payer l’impôt, seront taxés par ailleurs).
Conséquences inattendues
Autrement dit : cette version raisonnable d’une taxe sur le capital des riches revient, grosso modo, à les placer face à une alternative assez simple : (i) augmenter les dividendes et donc réduire la part des profits réinvestis pour financer la croissance de leurs entreprises ou (ii) vendre progressivement leurs actions ce qui a de bonne chance d’augmenter le poids des investisseurs institutionnels dans le capital — lesquels, malheureusement, sont plus adeptes du cost cutting et des délocalisations que des aventures entrepreneuriales. Et tout ça pour quoi ? En France et au rythme actuel, ça ferait un peu moins de 3 jours de dépense publique.
Mais l’effet le plus intéressant ce n’est pas celui qui concerne les ultrariches d’aujourd’hui : c’est plutôt ce que ça implique pour les ultrariches potentiels de demain. Souvenez vous de l’aventure de Page et Brin et posez vous cette simple question : avec une taxe Zucman dans les parages, est-ce que vous procèderiez à l’augmentation de capital ou pas ? Réfléchissez y un moment et vous parviendrez à la même conclusion que moi : jamais de la vie. La seule stratégie rationnelle, si une taxe Zucman est en vigueur, c’est de tout faire pour ne jamais atteindre le seuil auquel elle se déclenche. Je laisse le lecteur en conclure ce que ça implique en termes de croissance et de rendements futurs de cette taxe.
Quant aux propositions moins raisonnables — celles qui partent du principe qu’après impôt, « il leur en restera bien assez » — il est inutile de s’éterniser. Les actions sont volatiles et si ceux qui tiennent ce genre de discours devaient se trouver en position d’influer sur la stratégie de ces grandes entreprises, vous pouvez être à peu près sûrs que les milliards se transformeront en millions, dans le meilleur des cas, si ce n’est pas en milliers.
Bref, taxer le patrimoine — surtout lorsqu’il est volatil — est une des plus mauvaises idées fiscales qu’on puisse imaginer. À moins, bien sûr, que votre objectif soit de le faire disparaitre — auquel cas, vous êtes sur la bonne voie : le Venezuela bolivarien, « source d’inspiration » de vous-savez-qui, a mangé ses riches et force est de constater que, depuis, ils ont effectivement minci.